Quand manger sain devient une obsession
Une autre illustration de l’agence Lingvistov m’a interpellée ces derniers jours, avec un texte qu’on pourrait grossièrement traduire par : « je peux donner l’impression d’être en pleine réflexion profonde, mais en fait, dans 99% du temps, je suis juste en train de penser à la nourriture que je vais manger plus tard ». L’occasion pour moi de vous parler de l’orthorexie, ce que beaucoup considèrent aujourd’hui comme un phénomène de société.
Même si elle ne fait pas officiellement partie des troubles du comportement alimentaire comme la boulimie ou l’anorexie par exemple (qui ont en commun de présenter une obsession en lien avec la quantité de nourriture), l’orthorexie peut se définir comme l’obsession de manger sain. Elle se focalise donc sur la qualité des aliments ingérés. Le terme vient du grec « ortho » qui signifie « correct » et « orexie » qui veut dire « appétit », et le docteur Steven Bratman fut le premier à en parler en 1997 pour définir ce nouveau comportement alimentaire « déviant » (plus d’informations dans cet article complet de Passeport Santé).
Obsédée par l’idée de bien manger, une personne orthorexique est plus qu’une simple angoissée de l’assiette, comportement que les scandales alimentaires et l’inquiétude ambiante ont favorisé. Pris en étau entre des discours anxiogènes et souvent contradictoires, beaucoup d’entre nous ont en effet tendance à mentaliser à l’excès leur alimentation. Mais la personne orthorexique va plus loin dans le sens où elle décide de se conformer à un régime alimentaire strict, composé d’aliments considérés comme bons pour la santé. L’orthorexie est basée sur des croyances personnelles (qui conduisent à classer les aliments comme étant sains ou pas) et sur un besoin de contrôle permanent sur son alimentation (que ce soit d’ailleurs pour des raisons liées à la santé ou encore à la maîtrise de son poids). A la clé bien entendu : une relation à la nourriture qui a singulièrement perdu de sa spontanéité et n’est plus du tout intuitive et détendue, bref des personnes qui mangent avec leur tête.
Conséquences sur la vie sociale
Les impacts du comportement orthorexique sur la vie quotidienne et sur la vie sociale de la personne sont nombreux, comme l’explique Karine Gravel, une nutritionniste québécoise, dans cet article notamment. Trois troubles principaux en résultent :
1/ L’obsession liée à la nourriture
La personne orthorexique passe un grand nombre d’heures dans la journée pour choisir son alimentation. Comme le personnage sur l’illustration, elle y pense très souvent et, généralement, avec angoisse. Sans même tenir un carnet alimentaire, elle est capable de se remémorer très précisément ce qu’elle a mangé, voire de fournir le calcul des calories qu’elle a ingérées. Derrière ce contrôle alimentaire, se cachent la recherche d’une santé parfaite et une certaine forme d’hygiénisme. Cette obsession pour la nourriture saine fait qu’une personne orthorexique privilégie la teneur des aliments à leur saveur. Les aliments sont vus de façon déstructurée (comme une somme de protéines, lipides, glucides) et classés de façon binaire selon qu’ils sont sains ou non, bons ou diaboliques. On peut imaginer qu’une personne orthorexique applaudit des deux mains les innovations FoodTech qui permettent de connaître précisément le contenu de nos aliments. Evidemment, quand la personne en vient à consommer des aliments jugés malsains, elle culpabilise ou se fustige, alors qu’elle se félicite en temps normal de sa capacité à contrôler son alimentation (bonjour la fluctuation dans la confiance en soi !). Manifestement, « vient aussi, avec ce problème, une sorte de mépris pour ceux qui n’éprouvent pas la même obsession » selon Karine Gravel. Persuadée d’être dans le vrai lorsqu’elle maîtrise son assiette, la personne orthorexique est parfois militante, essaie de convaincre les autres à adopter son hygiène de vie et en vient à juger durement ceux qui ne suivent pas les mêmes règles qu’elle.
2/ Le recours à une stratégie d’évitement
Comme souvent, le besoin de contrôle et surtout la prise de conscience que le risque zéro n’existe pas et qu’on ne peut pas tout maîtriser conduisent la personne à esquiver certaines situations, qu’elle considère comme des situations à risques. Typiquement, la personne orthorexique en vient à trouver des prétextes pour éviter les sorties au restaurant ou se contente d’un plat minimaliste dans le menu (celui sur lequel elle se fait une idée la plus précise possible, à force de questions au serveur). Elle peut aussi préférer apporter son tupperware lors de repas collectifs voire refuser les invitations chez des amis. De façon plus surprenante (et pourtant il peut aussi s’agir d’orthorexie), certaines personnes insistent pour que le repas ait lieu chez elles et que les convives n’apportent rien : elles se chargent de l’intégralité de la préparation, de l’entrée au dessert, afin de maîtriser le menu de bout en bout. Difficile en effet pour les personnes orthorexiques de lâcher prise et d’accueillir sereinement ce que les convives auraient l’idée (farfelue, il va sans dire !) d’apporter. Au besoin de contrôle s’ajoute donc une curiosité atrophiée pour ce qui est nouveau et différent.
3/ La mise en œuvre de multiples privations
Puisqu’elle ne peut pas contrôler la teneur de tout ce qu’elle mange, une personne orthorexique préférera donner rendez-vous à ses amis à d’autres moments que sur le temps du repas, s’enlevant ainsi le plaisir du partage et de la convivialité. Ou se privera dans le doute, plutôt que de prendre le risque de mal manger, c’est-à-dire de manger des aliments considérés comme malsains. Nourrie par la peur, la personne orthorexique peut rigidifier son comportement alimentaire, voire éliminer soudainement des aliments, qu’elle décrétera comme impurs. Considérer du jour au lendemain (ou presque) que certains aliments sont des poisons toxiques est en effet révélateur d’une tendance orthorexique. L’obsession des régimes « sans » (sans sucre, sans gluten, sans lait, sans cuisson) procède en partie de cette tendance, et je vous invite d’ailleurs à lire le décryptage de sociologues sur ce sujet. Quand l’environnement devient trop compliqué, se priver et supprimer des aliments est une solution certes radicale mais qui a l’avantage de simplifier énormément l’éventail des choix quand on a une personnalité contrôlante et qu’on a besoin de maîtriser son alimentation.
On résume : l’obsession alimentaire enferme les personnes orthorexiques dans des schémas rigides et exclusifs qui ont un impact négatif sur leurs rapports avec les autres. Si vous vous demandez si vous en faites partie, un test rapide mis en place par Bratman peut vous aider à auto-diagnostiquer une éventuelle tendance orthorexique. Ces personnes sont non seulement emprisonnées dans leurs croyances, mais aussi en réelle souffrance pour certaines d’entre elles. Et le comble, c’est que cette tendance orthorexique semble aussi avoir un impact négatif sur le poids ! Un certain nombre d’études montre que manger « trop » sain pourrait bien faire grossir dans la mesure où des aliments, bons pour la santé mais consommés par devoir, engendreraient une frustration mentale et une surconsommation desdits aliments. Manger sain ne comble pas la faim et ne permet pas de sentir la satiété, voire conduirait à des stratégies de compensation (voir cet article selon lequel le manichéisme alimentaire nous fait grossir).
Comment s’en sortir ?
Alors quelle est la solution ? Certainement pas d’en venir à se nourrir d’une boisson pour perdre moins de temps et prendre moins de risque à manger, comme le prétendent les promoteurs de Soylent par exemple. Cela reviendrait à réduire tristement l’alimentation à une équation. Mais bien plutôt de :
- se détendre par rapport au sacro-saint équilibre alimentaire, et adopter l’idée ultra-déculpabilisante du « good enough diet », l’alimentation suffisamment bonne et forcément imparfaite (voir à ce sujet l’article décomplexant d’Ariane Grumbach, une diététicienne parisienne qui se défend d’être une mangeuse parfaite !)
- revenir à une alimentation intuitive qui donne une large part aux sensations corporelles comme guides pour sentir (plus que savoir) quoi manger et en quelles quantités,
- et autant que possible cuisiner car on n’a encore rien inventé de mieux pour être au clair sur ce qu’on met dans son assiette !
Praticien Cuisine Thérapie :
10 questions pour savoir si ce métier est fait pour moi
Merci Emmanuelle, je me reconnais bien dans ce portrait. Les solutions dont tu parles m’ont aidé à en sortir ainsi que le retour de mon entourage qui m’a fait prendre conscience que j’étais dans le « trop » de contrôle et que j’avais perdu de ma créativité en cuisine.
Merci pour ce partage Céline.
Et oui, prendre conscience qu’il y a un dysfonctionnement est une première étape indispensable et ce sont souvent nos proches qui nous aident à le pointer du doigt 🙂