Ce que j’ai (ré)appris en observant des patients toxicomanes cuisiner

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La cuisine, entre tensions et convivialité ?

« En France, il existe des tensions entre communautés, sauf en cuisine. C’est un domaine où les Français, de toutes origines, n’expriment aucune crispation ».

Voilà l’idée que défend Colombe Schneck journaliste, réalisatrice et écrivain dans une interview à l’Observatoire des Cuisines Populaires. Rentrant de quelques jours de cuisine thérapie avec des patients toxicomanes, j’avoue avoir spontanément été d’accord avec cette posture. Dans une vie en communauté qui n’est pas toujours simple (a fortiori avec ce type de public), les ateliers culinaires ont en effet été l’occasion de moments paisibles et détendus entre participants. La cuisine est ainsi une source inépuisable de convivialité, d’échanges et de partage entre les gens (en plus d’être un outil pour mieux se connaître).

Dans les faits, force est pourtant de constater que cuisine et nourriture peuvent aussi véhiculer tensions et crispations. Il suffit de regarder autour de soi : il y a et il y aura toujours des difficultés et des incompréhensions culinaires, que l’on pense :

  • aux débats passionnés (houleux ?) entre carnivores et végétariens où chacun des camps défend vigoureusement (idéologiquement ?) sa posture ;
  • à la difficulté croissante de manger ensemble compte tenu du développement des régimes d’exclusion, les fameux « sans sucre », « sans gluten » et j’en passe (voir à ce propos l’illustration très parlante de Thanksgiving proposée par le New Yorker il y a quelques années) ;
  • ou même à des événements plus anecdotiques voire caricaturaux comme le Carbonara Gate qui a opposé récemment Français et Italiens sur la recette des pâtes à la carbonara.

Et cela, sans compter le stress, la pression, le perfectionnisme et la course à un résultat qu’on peut s’infliger à titre personnel en cuisine.

Parce que la cuisine est chargée d’enjeux identitaires et porteuse de nos valeurs, elle est malheureusement rarement neutre et dépassionnée. C’est la raison pour laquelle défendre l’idée que la cuisine est exempte de crispations peut laisser perplexe…

Et pourtant !

De l’intérêt d’observer les patients toxico cuisiner

Observer des patients toxicomanes cuisiner permet de revenir aux fondamentaux de la cuisine. Quand elle est déchargée de ces enjeux identitaires, quand elle est exercée pour le simple plaisir de faire, quand elle est vidée de son approche cérébrale, la cuisine (re)devient en effet fédératrice et rassembleuse.

Elle a ainsi été source d’apaisement et de retour à soi pour les participants. Certains patients toxicomanes deviennent ainsi méconnaissables en cuisine : ils sortent de leur torpeur, se mettent en mouvement, prennent des décisions de façon autonome. L’acte de cuisiner devient une bulle dans laquelle se poser, un espace-temps différent, même pour ceux qui ne voulaient pas cuisiner ou semblaient léthargiques la minute d’avant. Le moment où ils se saisissent d’aliments et/ou se mettent derrière les fourneaux opère comme un réveil en douceur. On sent l’énergie qui bruisse mais c’est étonnamment calme, comme si la cuisine jouait le rôle d’intermède, de parenthèse pour s’occuper de soi. Pour certains de ces patients, il y avait presque une forme de recueillement, un retour à l’essentiel qui permet de ralentir et d’accueillir des sensations corporelles différentes. Moment propice à l’introspection et aux découvertes sur soi aussi.

La cuisine a également été pour eux un moteur de tolérance : elle a permis à chacun de s’ouvrir à l’autre dans ses spécificités et façons de faire différentes, d’apaiser les tensions au sein du groupe, de renforcer la solidarité (certains apportant spontanément leur aide à d’autres en difficulté). Chacun (ou presque) s’est fait fort de goûter aux plats des autres, de faire honneur aux multiples productions culinaires. S’est même développée une forme d’altruisme, les cuisiniers prenant spontanément en compte les autres mangeurs au sein du groupe : entre les végétariens, ceux qui faisaient le Ramadan et celle qui ne mangeait pas d’oignons, les plats se sont adaptés pour plaire à tous, sans négociation et naturellement.

La cuisine a enfin été l’occasion de partages touchants entre les participants. J’ai été frappée de constater :

  • l’envie unanime de faire plaisir et celle de faire découvrir ses recettes fétiches mais aussi la curiosité pour ce qu’a préparé le voisin : leur cuisine s’est faite généreuse et tournée vers l’autre ;
  • les liens qui se sont spontanément établis entre participants, chacun ayant quelque chose à dire sur le plat de l’autre, un compliment à apporter ;
  • et de fait, les capacités d’auto-satisfaction et la fierté de ceux qui avaient cuisiné, la confiance en eux que cela leur donnait.

Ce que j’en retiens

Ces quelques jours ont donc joué le rôle de piqûre de rappel.

Au-delà de l’apaisement et de l’apprentissage de la tolérance, au-delà même de la convivialité et des partages qu’a permis la cuisine, voilà ce que j’ai (ré)appris au contact de ces patients toxicomanes :

  • l’importance de la joie pure et de la spontanéité en cuisine : ces patients ont démontré leurs capacités à se réjouir des plats même quand ils sont simples ou quand les ingrédients utilisés sont d’origine modeste (ironie du sort, c’est au courant du séjour que j’ai découvert cet article qui me semble très juste sur le snobisme des Foodistas : aimer bien manger, rechercher l’authenticité, le goût et les produits naturels est devenu « un badge d’appartenance aux classes supérieures, une distinction sociale qui nourrit les inégalités ») ;
  • l’importance d’une démarche intuitive, presque instinctive en cuisine : ces patients se sont fait confiance et ont suivi leurs envies, en lâchant avec l’objectif de résultat et en écoutant leurs tripes.

La grande force de ces patients toxicomanes est justement là : ne pas s’embarrasser de ces filtres sociaux qui dénaturent et complexifient notre rapport à la cuisine. Oublier les convenances et les croyances qui nous façonnent à notre insu et se reconnecter à ses ressentis profonds. Belle leçon de simplicité qui fait écho aux ateliers Papilles Créatives bien sûr !

Alors, la cuisine peut-elle réellement être exempte de tensions ?

Oui, si l’on parle de la cuisine populaire, vivante et spontanée !

Oui s’il s’agit d’une cuisine créative qui se fiche du résultat et assume son imperfection !

Oui lorsque cette cuisine se vit de façon intuitive et presque instinctive.

Oui enfin quand elle revient aux fondamentaux de la fonction nourricière !

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